Bugatti Automobili Campogalliano : se perdre dans la Fabbrica Blu
Certaines visites vous marquent, vous hantent. Vous y pensez sans même les connaître, vous imaginez les lieux, leurs vies. Cette fois, tout s’est mélangé en moi. Cette fois, au cœur d’un chaud été italien, j’ai pu me perdre au cœur de la Fabbrica Blu, l’usine qui a vu naître la Bugatti EB 110. Récit et découverte d’un lieu hors du commun, comme j’aime vous les partager ici en ligne.
Folie douce et passion automobile
Fruit d’un projet fou, celui de l’entrepreneur Romano Artioli, la Fabbrica Blu est un lieu incroyable, entre modernisme et tradition, entre production automobile et artisanat. Visiteur, on s’y perd, sur les 240 000 m2, se demandant si nous avons affaire à un petit constructeur ou à une belle production moderne. De cette balance, de cet équilibre bancale, en viendra la chute de l’histoire en 1995. La Bugatti Automobili SpA croulera en ce milieu des années 90, moins de 4 ans après le lancement de la Bugatti EB110. Le slogan « Rien n’est trop beau, rien n’est trop cher » n’aura pas suffit.
Le projet était bien fou, Ferrucio Lamborghini et d’autres artisans avaient pourtant prévenu Romano Artioli : ce dernier voyait trop grand. S’en retrouve ainsi 25 ans plus tard une usine sublime, croisant un design art moderne et architecture des usines en shed. Tout cet ensemble est imaginé par l’architecte italien Giampaolo Benedini, lui même passionné d’automobile et gentleman driver.

Les mots bleus
Rendez-vous à Campogalliano, en zone industrielle, au fond de l’impasse. Les épais caractères bleus B U G A T T I A U T O M O B I L I sur fond blanc trahissent la discrétion des lieux. Nous ne pouvions pas nous tromper et Romano Artioli non plus. Les constructeurs voisins, éloignés de quelques kilomètres, ne sont autres que Ferrari, Lamborghini ou Maserati.

Le rendez-vous est pris pour 14h, nous arrivons tout juste, nous avons eu du monde sur la route depuis Milano. Il fait chaud et la grande porte blanche longitudinale glisse entre les bosquets asséchés. Notre hôte est là, les présentations sont faites et nous accédons à l’usine bleue par l’entrée des salariés et des invités.
Les portes s’ouvrent et un détail me saute aux yeux : les lettres blanches EB se répètent le long des portes vitrées. J’y suis enfin. Ces deux lettres me parlent, me rappellent à l’histoire épaisse de cette marque incroyable. Je me rappelle aussi de cette Bugatti EB 110 miniature éditée au 1/24e chez Bburago que mes parents m’ont offerts quand j’étais gosse. A chacun de nos voyages en Italie, j’avais droit à une Bburago. Telle une madeleine de Proust, tout me revient à cet instant.

Mattia, le guide familial, nous fait entrer. Face à nous, le guichet d’accueil est toujours là, très blanc, bien en place. On devine que le logo Bugatti a été enlevé de la paroi du guichet. Plus tard, en parcourant des photos d’archives, j’allais découvrir qu’il était tout blanc, sans un goutte de rouge. Le chic à l’italienne était jusque là présent : tout était blanc. Blanc de blanc, du marbre de Carrare.
Là, sur le guichet, on retrouve une ambiance d’époque. Les écrans de télésurveillance sont là, en colonne, quel style ! Bienvenue dans les années 90 ! On retrouve aussi des téléphones, des écrans, les pages jaunes locales (Pagine gialle), ordinateurs etc. Tout est là comme à l’époque. On imagine les standardistes parties à la pause…




Nous attaquons la visite. Quatre parties font ce qu’est la Fabbrica Blu. Tout d’abord les bureaux sont situés dans le premier bâtiment, assez cubique, aux parois de miroir. On y retrouve toute l’administration de l’entreprise Bugatti Automobili Spa, sa direction, ainsi que l’accueil.
Sur la gauche de l’entrée, se trouve le showroom tout en ellipse, accessible depuis l’accueil. On y retrouvait alors les modèles présentés, dans une présentation digne d’un théâtre antique, avec, lors des conférences le public présent sur les extérieurs du cercle. Pour confirmer cette ambiance antique et presque théâtrale, l’acoustique est alors travaillée, de façon qu’en se plaçant parfaitement au centre de ce cercle, les convives entendent le discours de l’orateur. Il est en est de même aux étages suivants, ceux du design (étage 1) et de la conception (étage 2). Le travail d’acoustique est impressionnant.









Aux côtés de cette partie sphérique, on retrouve des bureaux des plus classiques, avec une partie ascenseur assez incroyable, dans un design de tubes et de cylindres. Un style qu’on retrouve plus loin, au niveau de l’emblématique bâtiment bleu. L’ambiance devait y être incroyable. La visite se fait à la lumière naturelle, l’électricité est coupée depuis des années et quelques photos d’archives illustrent l’époque.
Dans ces locaux des plus classiques, c’est tout la partie administrative de l’entreprise qui prenait vie, avec entre les bureaux du dirigeant au deuxième étage, les services informatiques et le service presse au premier. Quelques vestiges de la presse d’époque s’y trouvent encore… Tout comme une carte mondiale des constructeurs automobiles. Comme les jeux et groupes ont changé en trente ans…
Une pièce est encore pleine d’ordinateurs aux gros écrans cathodiques et c’est tout le serveur informatique qu’on trouve dans la pièce voisine. Plus loin, c’est une grosse imprimante qui est là dans sa pièce dédiée. D’elle, sortaient imprimés les plans et schémas dédiés à la conception. Combien de trésors a-t-elle imprimé ?
Slalomant entre vestiges informatiques et seaux d’eaux remplis au goutte à goutte, il est temps de sortir de ce premier bâtiment, le bleu nous attend.







C’est une maison bleue
Ce bâtiment bleu est l’emblème même de cette usine Bugatti de Campogalliano. C’est à lui que la Fabbrica blu, the blue factory, l’usine bleue, doit son nom. Bien que massive, tel un blockhaus, ses arêtes sont douces. Cette surface bleue est faite d’une multitude de rectangles bleus. Une mosaïque. Sur les côtés, de grosses cheminées se montrent droites et fières, blanches, en contraste avec le beau bleu Bugatti, bien qu’il n’existe pas de bleu Bugatti à proprement parlé.
Sur le flanc principal de cette boîte bleue, on retrouve le logo Bugatti, rouge grand et beau, sur lequel le temps a passé. Il est désaturé et le rouge original sort par-ci par-là. C’est ce logo qu’on aperçoit depuis l’autoroute A22 (E45 – Autoroute du Brenner – Autostrada del Brennero).

A la gauche du fameux ovale rouge, les partenaires principaux du projet fou EB110 sont là. Il est rare de voir ainsi des partenaires mis en avant. L’industrie automobile a plutôt l’habitude d’être muette sur ses partenariats. Ici c’est l’inverse. On notera par exemple Michelin, Aérospatiale, Elf, BBS. Dans des contrastes de bleus et de blancs, l’ensemble est véritablement sublimes. C’est l’identité même de cet ensemble architectural surprenant. J’y suis resté quelques longues minutes.
En les murs de cette boîte bleue, on créait, on développait les Bugatti. Les portes automatiques sont blanches, avec de beaux hublots, mais l’accès nous y limité.







De shed et de béton
Aux côtés du bâtiment phare des lieux, on passe à la partie production. Là, on retrouve des lieux bien plus vastes car dédiés à l’assemblage des Bugatti, à la technique, à la logistique. On a besoin de place, on entre dans le dur. Architecturalement parlant, on retrouve une architecture digne des usines du 19ème siècle, avec des sheds, une toiture en dents de scie. Elle est faite pour largement laisser passer la lumière naturelle par le toit. Les murs de ce gigantesque bâtiment sont faits de parois de béton préfabriquées, d’un beau gris clair. On y retrouve en répétition, et sur chaque bloc, le EB d’Ettore Bugatti. Sublime.






Au cœur de cette structure mêlant béton, acier et verre, se déroulent l’assemblage des voitures ainsi que l’assemblage des moteurs. Parallèlement à ces deux parties, on a aussi une partie « ferronnerie » pour la fabrication des pièces sur machines robotisées. La partie assemblage se faisait alors en U, allant et venant. Les châssis fabriqués précédemment entraient sur des chariots, en ressortaient de somptueuses Bugatti. Tout l’outillage pendait depuis le toit, dans des consoles mobiles encore visibles aujourd’hui.
Plus loin, on découvre la partie « garage » dédiée aux réglages des Bugatti. Sur place, on y trouvait des ponts, sur lesquels on faisait les derniers montages et réglages des Bugatti, avant leur livraison aux clients, qui se faisaient en partie à l’usine. C’est aussi de cette partie que se faisait les départs des essais, les déverminages, qui se déroulaient sur une piste dédiée, tracée autour de l’usine.
C’est l’heure de la cantine
Enfin, dans cette vaste partie très « usine », on a trouve aussi la cantine. On le sait, en Italie, manger c’est important. L’effort avait donc été fait sur la partie restauration des 200 à 300 salariés. C’est ainsi qu’au premier étage on trouve la cantine de l’usine, où les équipes de la marque se retrouvaient. Là, les choses ont très peu changé. On retrouve entre autres deux posters XXL de prototypes Bugatti, sœurs des EB 110 et on s’imagine l’ambiance de l’époque. Plus loin, les cuisines sont intactes, mais vides.
La porte de la discorde
Lorsque Romano Artioli rachète la marque Bugatti en 1987, la marque est à l’arrêt depuis une vaine tentative de retour à la compétition en 1955. La marque Bugatti et ses biens appartiennent depuis juillet 1963 à Hispano-Suiza. L’usine de Molsheim, où l’histoire a commencé devient alors des ateliers dédiés à l’aéronautique.
1987, le projet est lancé et Bugatti va renaître de ses cendres, en Italie, sur les terres d’Ettore. Comme un clin d’œil à l’histoire, Romano Artioli récupère la porte en bois de l’atelier originel d’Ettore Bugatti et la fait installer à Campogalliano. Cette porte est toujours là, au bas de l’escalier menant à la cantine. Chaque midi, les employés de l’usine avaient donc un petit rappel de l’histoire de leur marque…



État général
Au fur à mesure de cette visite, je vous ai volontairement mis de côté l’aspect actuel de l’usine, car je voulais vous en tenir deux mots ici. Globalement, l’usine est quasi à l’abandon et/ou entretenu à bouts de bras depuis 1995.
De l’actualité Bugatti, de l’identité Bugatti, il ne reste rien ou presque. Le moindre objet aux couleurs de la belle marque franco-italienne a disparu. Tout ce qui a pu partir est parti. Ils ont été vendus lors de la vente de la marque au groupe VW, ont été vendus pour éponger les dettes, ou encore, sont restés là, et ont été cassé et/ou volé.
L’état général est bon mais des infiltrations et dégâts des eaux se montrent à divers endroits. Entre autres, la sublime partie sphérique prend l’eau au deuxième étage, et on a recours à une forêt de seaux pour recueillir les eaux de pluie. De même au deuxième étage des bureaux et dans la partie usine, où ce sont des fûts et non des seaux qu’on utilise…
Bribes de vie
Le complexe vit encore, les visites sont quotidiennes mais le manque de fonds se fait sentir. Des traces de vie de l’époque sont encore présentes, je pense par exemple à des magazines au service presse, la boîte à pharmacie dans l’usine, mais aussi des documents, des côtes moteur, des avis de médecine du travail ou encore des notes prises avec les heures travaillés à l’atelier. Toutes ces choses donnent une ambiance particulière. J’ai entre autres aimé les catalogues de pièces détachées, les cartons de miniatures Bburago ou encore les courriers venant du bout du monde… Il y eut de la vie ici.
L’avenir
L’avenir est incertain pour ces lieux. La conservation de tels bâtiments est compliquée et un projet de musée est dans les tuyaux.
En attendant, les trente ans de la Bugatti EB 110 sont prévus à Campogalliano, le 19 septembre 2021. Le reste… qui voudrait d’un tel bâtiment? Faut-il le vendre, le muter en une autre production, tourner la page Bugatti? Difficile de choisir. Je suis en tout cas conscient de la chance que j’ai eue de pouvoir visiter un tel lieu historique.
Grazie mille
Je tenais particulièrement à remercier Mattia et son oncle pour ce moment passé dans les murs bleus, sur les traces de leur aïeul Romano Artioli. Ce fut un moment fort et rare. Merci à eux et merci à Rémi aussi.
Visiter la Fabbrica blu est tout à fait possible. Je vous demanderais de ne pas vous y aventurer seul. Pour certains malins : il n’y a rien à voler.
Pour la visite, le contact se fait via la page facebook : https://www.facebook.com/BugattiCampogalliano/
Merci de m’avoir lu et à très bientôt,
Jean-Charles
Une réflexion sur “Bugatti Automobili Campogalliano : se perdre dans la Fabbrica Blu”